lundi 19 juillet 2010

Le plus vibrant des hommages

De toutes les notices que j'ai collectées à ce jour, celle de l'abbé Téphany est de loin celle qui verse le plus franchement dans le style de l'éloge panégyrique... L'auteur a laissé libre cours au lyrisme le plus débridé. On y découvre Rolland-Etienne Coroller sous les traits d'un fauve rugissant et des juges en larmes au moment de porter leur condamnation... A défaut d'être le plus fiable au plan strictement historique, le récit de l'abbé Téphany est le plus haut en couleurs ! De nombreux motifs sont directement inspirés des hagiographies antiques.


Né, en 1735, au village de Hellez, en Dinéault, M. Jean Étienne Riou, recteur de Lababan, dirigeait cette paroisse, depuis l’année 1774, lorsqu’éclata la tempête révolutionnaire. Prêtre attaché à tous ses devoirs, il refusa énergiquement le serment. Chassé du poste qui lui appartenait canoniquement, malgré tous les décrets de la nation et de ses suppôts, le pasteur fidèle demeura caché au milieu de ses paroissiens, ne voulant pas abandonner son troupeau qu’il voyait livré désormais aux mains de son indigne voisin, l’intrus de Landudec.

[En réalité, Jean-Etienne Riou est né en 1739 et il n’avait que 54 ans au jour de sa condamnation.]

Un jour que cet intrus parcourait la paroisse de Lababan, populabundus agros [ravageant les campagnes], en mercenaire dévastateur, il rencontre un enfant auquel il demande pourquoi il ne vient plus, depuis quinze jours, à son catéchisme. L’enfant lui répond ingénument et sans malice qu’il y avait dans un village un homme âgé qui faisait le catéchisme tous les jours et qu’il n’y manquait jamais. Sachant que cet homme n’était autre que M. Riou, l’intrus court immédiatement le dénoncer au District de Pont-Croix, et emmène avec lui des gendarmes chargés d’arrêter le recteur de Lababan. Arrivés au village où ce dernier se tenait caché, les agents du District firent, en vain, leurs perquisitions dans la maison qui leur fut indiquée par le dénonciateur. Se tenant au dehors, près de la porte, comme un lion rugissant prêt à s’élancer sur sa proie, celui-ci, furieux de l’inutilité de leurs recherches, rentre avec eux, fouille lui-même et livre à ses ennemis le prêtre, qu’il brûlait de sacrifier à son ressentiment contre la religion catholique et ses dignes ministres. Conduit à Quimper, M. Riou fut enfermé dans la maison d’arrêt. Le village où il fut arrêté est Kerbolu, en Lababan.

Suivant les lois du moment, il ne pouvait être condamné à la guillotine, s’il avait eu soixante ans. Comme il lui portait intérêt, le juge criminel le fit prévenir, avant l’interrogatoire, qu’il le sauverait de ce supplice s’il voulait déclarer qu’il avait cet âge, ou qu’il n’avait pas connaissance de la loi.

Dès qu’il parut au tribunal, le juge Kerincuff lui dit : « Tu as certainement plus de 60 ans (on tutoyait alors tout le monde en France). » — « Non, répond le prévenu. » — « Tu te trompes, reprend le juge : tu parais avoir plus de 60 ans. » — « Je vous ai déjà dit, répond M. Riou, que je ne les avais pas, et si vous ne voulez pas me croire sur ma parole, donnez-moi le temps de faire venir mon extrait baptistaire, et je vous prouverai la vérité de ce que j’avance. Je ne veux pas sauver ma vie par un mensonge. » Il donna encore d’autres réponses dignes d’admiration, qui arrachèrent des larmes même à ses juges.

Le nouvel Éléazar est condamné à porter sa tête sur l’échafaud dans les 24 heures : comme il n’avait pas plus peur de mourir que l’héroïque vieillard dont il imitait l’exemple, il entendit cette sentence avec calme et tranquillité, rendant grâces à Dieu, en disant : « Depuis longtemps, j’étais errant ; je ne savais où reposer ma tête ; j’étais gêné pour trouver un logement sûr ; j’espère que le bon Dieu m’en donnera un bon pour l’éternité. »

Il fut reconduit en prison où il ne cessa jusqu’au dernier moment de garder tout son sang-froid. Le jour même de sa mort, il mangea comme à son ordinaire. Il fit inviter à dîner avec lui M. Le Coz, recteur de Châteaulin, et Bourbria, recteur de Mescloaguen, qui avaient eu le malheur de prêter le serment. Lorsqu’on lui apprit le refus de ces messieurs, il s’écria douloureusement : « Ah ! c’était peut-être la dernière grâce que Dieu leur accordait ! » En effet, M. Bourbria est mort dans le schisme ; après y avoir vécu plusieurs années, M. Le Coz a eu le bonheur d’en sortir et de réparer par une vie vraiment sacerdotale et pleine de bonnes oeuvres le scandale qu’il avait donné.

Mlle de Saint-Luc, détenue dans la même prison que M. Riou, dîna avec lui. Comme elle pleurait, il la consola, en lui disant : « J’ai eu trois beaux jours dans ma vie : le jour de mon baptême, le jour de mon ordination et le jour d’aujourd’hui. »

Le repas fini, il la confessa ainsi que plusieurs autres prisonniers. Vers deux heures et demie, s’adressant à ceux qui restaient et qui se pressaient autour de lui pour recevoir aussi le sacrement de pénitence, il leur dit ces paroles qui révélaient dans leur simplicité la sainteté et la candeur de son âme sacerdotale : « Mes enfants, je cesse de confesser, car je n’ai plus qu’une demi-heure à vivre ; ce n’est pas trop pour me préparer à la mort. » Il se retira aussitôt. A trois heures, les bourreaux se présentent pour le conduire au lieu du supplice. Ils lui demandent si on lui mettrait une corde au cou, il répond : « Comme vous voudrez. » On lui demande encore si on lui lierait les mains derrière le dos, et il répond : « Comme vous voudrez. » On lui laisse les mains libres, et on ne lui mit pas de corde au cou. Il marcha bravement et même avec joie à la mort. On raconte que, durant le trajet, il entonna l’hymne Sanctorum meritis ; c’était le chant de triomphe du glorieux martyr de la foi qui, supérieur à tous les tourments, allait recevoir dans le ciel la récompense due à son invincible patience. Arrivé sur l’échafaud, il voit le bourreau trembler ; il s’approche de lui et lui dit, en lui frappant sur l’épaule : « Mon ami, ne tremblez pas ; le mal que vous me ferez passera bientôt ; je vous pardonne ma mort. » A ces mots, il s’incline sous le tranchant de la guillotine, et sa tête tombe du premier coup. C’était le 16 Mars 1794.

Le brave paysan chez lequel était caché M. Riou fut arrêté avec lui et condamné, quelque temps après, à la déportation. Il fut incarcéré au château de Port-Louis, où il demeura jusqu’à la mort de Robespierre ; mais après la mort de ce scélérat il fut mis en liberté, réintégré dans ses biens, et il reçut des assignats en indemnité de ce qu’il pouvait avoir perdu.

La mort de M. Riou eut un grand retentissement dans tout le pays où elle fit la plus salutaire impression. Elle convertit à Dieu et ramena au bercail une foule de brebis égarées, notamment dans les paroisses de Landudec et de Plovan, et dans la ville de Quimper. M. Riou donna son chapelet à Mlle de Saint-Luc, devenue depuis Mme de Silguy ; plus tard elle le donna à M. Larc’hant, recteur de Saint-Évarzec, pour le récompenser d’avoir cité l’exemple de M. Riou, en prêchant sur le mensonge. Elle fut si heureuse d’entendre rappeler cette mémoire qu’elle lui fit présent de cette précieuse relique.

[En réalité, Mlle Victoire de Saint-Luc, que l'abbé Riou a rencontré dans les prison de Quimper, a été conduite à l'échafaud le 19 juillet 1794, avec ses parents, à Paris. C'est sa soeur Angélique qui est devenue Mme de Silguy.]

Aujourd’hui, à près d’un siècle de distance. le souvenir des vertus de M. Riou et de sa mort glorieuse est encore vivant dans les populations qu’il a évangélisées et édifiées ; il y vit et vivra toujours pour les porter à l’accomplissement de leurs devoirs, suivant cette parole de nos saints livres : « La mémoire du juste sera éternelle ! »

Abbé Joseph-Marie Téphany, Histoire de la persécution religieuse dans les diocèses de Quimper et de Léon de 1790 à 1801, Quimper, 1879, 667 p. (p. 380-384).

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